CAFÉ – MIRADOR[*]
Quelques heures à attendre
Comme toujours
Dans ce café
Derrière la baie vitrée
La rue dans un matin gris
Arrière-plan
La ville y plaque son décor fantasque
De façades et de vitrines en accords syncopés
De « Quatre Frères » vingt-quatre heures sur vingt-quatre
Et de Niouseroume ou de Secondecope éhontées
Tandis qu’affadie et lancinante
La fluorescente Pizza Cent Un
Jazze en notes bleues égrenées
Son P son I ses Z et son A
Que scande en néon rouge de contrebasse
Le quatre-vingt-dix-neuf cents de la peu rassurante saveur ethnique
L’ambiance est Château Bedo sinon jaune Yellow
Aux vitrines où se déhanchent
Désabusés et beaux
Les clichés du dernier chic peu cher
Second plan
La circulation y impose son montage en boucle
De photogrammes énigmatiques
Véhicules monoculaires anonymes
Particules anodines
Rompant le cortège de taxis camionnettes autocars et bicyclettes
Et la ronde de logos des services publics et privés
De communication d’approvisionnement et d’entretien
Poubelles savons et papiers
Très hygiéniques
Longue phrase d’aphasique
Réduite à la seule ponctuation
De ses deux feux vert et rouge
Sempiternel « couper »-« reprise »
De l’énumération exclamative et bilingue
« Frites Ever Fresh »
« Location de camions de location »
« Transport Charrette Transport »
Cérémonie sans culte
Dirigée par un Bromios[**] sans voix
Débit d’un fleuve dont les eaux s’écoulent sans horizon
Tableau en aplat tout de noirs de gris et de bruns
Avec à peine quelques touches criardes et de mauvais ton
Dans cet instant hors du temps
Caricaturale dans cette agitation banale
Entre la haie parallèle des arbres des lampadaires
Des parcomètres et des poubelles ses sœurs
La benne municipale s’ébroue et redémarre
Solennelle
Encadrée de ses laquais
Dans leur livrée d’éboueurs orange
Phosphorescents
Premier plan
La foule s’y bouscule équivoque
Polyèdres atones et frénétiques
Dans leur singularité indifférenciée
Des sourires fripés caressent encore
Le cœur chaud et poilu de leur Chatou disparu
Le bleu « jeans » tatoue
Au flan doré d’une fille
Un amusant pachyderme
Innocent compagnon d’une zone plus sombre
Mélanique
Un jeune militaire de friperie
Promène sa capote kaki
Au cœur planté d’un cône de papier fleuri
Des yeux humides aux lèvres rouges
Luisent sous un parapluie couleur souci
Et les bottines lourdes et fines
Les espadrilles d’ados aux écouteurs de plastique
Vont viennent s’évitent et se croisent
Sur un trottoir « où nul soleil ne luit »
Contre la baie vitrée
Du café de l’ennui
Où la vie bouge et s’agite
Cathodique
Sur l’image arrêtée
Du bonheur qui fuit
[*] Ce texte a été publié dans le no 76 de la revue Le Sabord («Lieux : Privés», février 2007).
[**] Nom que l’on donne à Dionysos lorsqu’il se manifeste par le bruit.